La puissance diluvienne de l’art.
Esquisse des usages de la préhistoire par Picasso
Maria Stavrinaki • 27 mars 2015
Maria Stavrinaki • 27 mars 2015
Le primitivisme et l’éclectisme de Picasso ont constitué les deux dispositifs temporels et formels de son art qui ont dominé l’historiographie imposante consacrée à son œuvre. Mais ses usages de la préhistoire – entendue à la fois comme période historique et comme réservoir de procédés formels – n’ont jamais constitué jusqu’à présent l’objet d’une lecture systématique, même si des hypothèses stimulantes peuvent être trouvées chez de nombreux auteurs. En ce sens, Picasso vient résumer le sort réservé par l’histoire de l’art aux usages de la préhistoire en général, traités un peu rapidement comme des expressions particulières tantôt de ce phénomène culturel global qu’on appelle « primitivisme », tantôt de l’éclectisme vorace des modernes, dont celui de Picasso ne constitue que l’exemple le plus frappant. Il y a, malgré tout, une spécificité de la préhistoire, qu’il importe de commencer à reconnaître, à diversifier, à analyser. Là encore, Picasso vient résumer quelques-uns des aspects les plus intéressants de ce qu’on appellera ici la « modernité préhistorique ». Cela commence très tôt, lorsque la minéralité (tout formaliste) du premier cubisme le conduit à explorer les ressources formelles et sémantiques de l’inconscient géologique : continuant l’œuvre de Cézanne, l’artiste se confronte au mutisme géologique, mais en affirmant la puissance diluvienne de sa décision (trois figures se détachent de la pierre : Trois femmes). À la fin des années 1920, Picasso recourt à l’ambivalence formelle et temporelle de ses baigneuses-monuments pour exprimer l’expérience d’une temporalité posthistorique et la possibilité malgré tout d’un nouveau début. Cette « préhistoire seconde » inscrit son usage de cette période et de son imaginaire dans une logique d’éternel retour, de répétition différentielle capable de constituer l’historicité même. C’est ici que l’on peut situer la grande différence entre le primitivisme et les usages de la préhistoire par Picasso : une fois que le premier a livré ses secrets formels à ce dernier (sa logique arbitraire et relationnelle), il a revêtu l’identité statique d’un moment majeur de l’histoire des formes, tandis que la préhistoire a fonctionné comme une affirmation continuelle de la créativité humaine et, par là, de l’histoire en général. Par définition asymptotique, l’origine de la préhistoire ne pouvait exister qu’à travers son absence et ses répétitions (voir objets en papier, photographiés par Brassaï). Par définition diffuse et universelle, elle ne pouvait être neutralisée par aucun particularisme, même celui tout conceptuel des artefacts africains. À partir de ces hypothèses, on propose de réfléchir à trois thèmes. D’abord, à la diversité proliférante des formes préhistoriques dans l’œuvre de Picasso. Ensuite, à son usage de la logique de la « survivance », qui, loin de s’inscrire, telle une étape fossilisée dans un temps universel, constitue l’affirmation de l’historicité de l’espèce humaine (voir Minotaure blessé, 1941). Enfin, à la conjonction de la préhistoire et de la reproductibilité, puisque l’origine n’était pas synonyme de l’unicité, mais de la répétition différentielle – fidèlement à l’esprit du cubisme (voir Vénus du gaz, 1945).
The primitivism and eclecticism of Picasso are the two temporal and formal arrangements of his art that dominate the imposing historiography dedicated to his work. But his use of man’s prehistory–understood both as a historic period and as a reservoir of formal processes–has not yet been the object of study, although provocative hypotheses can be found in a number of authors’ works. In this sense, Picasso highlights the general neglect that is the fate of prehistory within the larger study of art history, and which confines prehistory to a few labels that collapse global artistic traditions into one word, such as “primitivism,” other times the voracious eclecticism of modernists, of which Picasso is the most striking example. There is, despite everything, a specificity to prehistory that is important to begin to recognize, to diversify and to analyze. Here again, Picasso symbolizes some of the most interesting aspects of what is called here the “Prehistoric Modernity.” It starts very early, when the minerality of early Cubism drove him to explore the formal and semantic resources of the geological unconscious: continuing with the work of Cézanne, the artist was confronted with geological silence, but in affirming the torrential force of his decision (three figures emerge from stone: Trois femmes). At the end of the 1920s, Picasso resorts to the formal and temporal ambivalence of his bather monuments to express the experience of a post-historic temporality and the possibility, despite everything, of a new beginning. This “second prehistory” inscribes his usage of this period and his imagination in a return to eternal logic, to differential repetition equally capable of constituting historicity. Here lies the great difference between primitivism and the employment of prehistory by Picasso: once the first has imparted its formal secrets to the latter (its arbitrary and relational logic), it cloaks the static identity in a major moment of the history of form, while prehistory functions as a continual affirmation of human creativity and, therefore, of history in general. By asymptomatic definition, the origin of prehistory cannot exist through absence and repetition alone (see paper objects photographed by Brassaï). By diffuse and universal definition, prehistory cannot be neutralized by any particularism, nor by the entire concept of African artifacts. From these hypotheses, we can extract three themes for further study: First, the prolific diversity of prehistoric forms in the work of Picasso; next, his use of the logic of “survival,” which, far from registering as a fossilized step in universal time, constitutes the affirmation of historicity in the human species (see Minotaure blessé, 1941); and finally, at the intersection of prehistory and reproducibility–since the first origin is not synonymous with uniqueness but rather differential repetition–the loyalty to the spirit of Cubism (see Vénus au gaz).
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Maria Stavrinaki est maître de conférences HDR à l’université Paris I-Panthéon-Sorbonne, où elle enseigne l’histoire de l’art contemporain. Elle a été membre de l’IAS (à Princeton) et du Clark Art Institute (Williamstown). Elle travaille sur l’art du xxe siècle, notamment sur les avant-gardes historiques : les rapports entre l’art et la politique, les différentes conceptions de l’histoire et du temps (messianisme et eschatologie, primitivisme et préhistoire, etc.) ou encore les ontologies de l’artiste constituent quelques-uns parmi les axes de sa recherche. Ses derniers travaux incluent : Dada Presentism: An Essay on Art and History (Stanford University Press, à paraître), Contraindre à la liberté : Carl Einstein, les avant-gardes, l’histoire (Centre allemand d’histoire de l’art, Paris, à paraître), Le Sujet et son milieu : huit textes sur les avant-gardes allemandes (Mamco, Genève, à paraître). Elle travaille actuellement sur les usages modernes de la préhistoire.
Maria Stavrinaki is a senior lecturer at the Université Paris-I Panthéon Sorbonne, where she teaches history of contemporary art. She has also been a member of IAS (Princeton) and of the Clark Art Institute. She specializes in the study of 20th century art, focusing on the Avant-Gardes: the dialogue between art and politics, the different conceptions of history and time (messianism and eschatology, primitivism and prehistory, etc.), and the ontology of the artist are some of the subjects of her research. Her latest work includes few forthcoming books: Dada Presentism: An Essay on Art and History (Stanford University Press); Contraindre à la liberté: Carl Einstein, les avant-gardes, l’histoire (Centre allemand d’histoire de l’art, Paris); Le sujet et son milieu: huit textes sur les avant-gardes allemandes (Mamco, Genève). Currently, she is studying re-contextualization of man’s prehistory in modern times.